Un soir de juin

Paris. France
Les pas perdus. Jérémy Liron

Paris. France

22 June 2008

Dans notre discussion il était question de cette récurrence ou généralisation de certains types de bricolages dans l’art actuel, de certaines typologies d’installations dans lesquelles il me semblait que nous devions lire la physionomie contemporaine d’une certaine tendance de l’art.

Nous remarquions d’abord, commençant peut-être à l’envers, qu’étaient en jeu dans ces pratiques modernes des contraintes économiques qui suggéraient souvent l’emploi de matériaux pauvres, le plus fréquemment de matériaux de récupération glanés sur les trottoirs. D’abord des pièces de bois que l’on retravaille et intègre un peu à l’exemple de Schwitters, puis finalement des objets faiblement (ou pas) modifiés qui assument ou revendiquent leur provenance, leur basse extraction tel la plus part des « combines » de Rauschenberg. Tous les aventuriers modernes y ont été à quelque degré contraints et nous ne devons pas sous-estimer la part des conditions matérielles dans la naissance d’une esthétique. (Toute l’esthétique de l’art carcéral, de l’art brut est fortement déterminée par les conditions matérielles de ces créateurs. Modelages en mie de pain, murs gravés etc.) Je ne sais plus qui évoquait l’économie des ready made de Duchamp, parfois le geste qui portera l’idée est poussé par la nécessité.

Mais nous étions d’accord aussi pour dire que le sens que prenaient ces pauvretés hier au sein des avant-gardes n’est plus celui qu’aujourd’hui l’art contemporain leur confère ; question de contexte et d’assimilation, d’acquis historiques. Ainsi, s’il est vrai que l’emploi de tels matériaux (le carton et toute sorte d’emballages, le bois de chantier, les objets domestiques, le plâtre ou le fil de fer etc.) aujourd’hui n’est plus la revendication qu’il a pu être à une époque de l’intrusion dans l’art de ce qui lui était à priori étranger, cela perpétue néanmoins subrepticement une esthétique qui, de Dada aux cartons de Filliou, jouait la désinvolture, la marginalité, la provocation autant qu’elle pouvait être réactionnaire à un certain état ambiant de la création. Pourtant de constater comme au contraire, cette prolifération dans le pauvre et le bricolé, dans l’échafaudage hétéroclite de planches, de bouts de meubles, l’organisation chaotique, plus du tout marginale ou provocante, flirterait parfois avec l’effet de mode ou l’académisme. Chez certains cet usage se bornerait même à l’effet, à l’esthétique ; un mime. Entre nous on pourrait amicalement conclure que ce vocabulaire ne résout rien si l’on a dans les doigts des prétentions, des envies d’avant-garde : Comme la peinture, le bricolage est un mode établi. Qu’il ne suffit plus pour s’établir aux avant postes de la perturbation. (De toute évidence, l’art n’appartient nécessairement ni au bien fait, au beau métier, ni à la richesse de ses objets, mais ça nous l’admettions déjà.) Et à cette justification économique, il fallait donc ajouter comme cette manière pouvait être en premier lieu dictée par une nécessité esthétique, plastique, c’est-à-dire que ses aspects invitaient déjà un monde, un sens. On imagine mal les échafaudages de Kawamata en parquet de chêne ajusté puisqu’il s’agit d’un écho aux cabanes, aux abris précaires et faits à la hâte, instinctifs. C’est dire encore comme les oeuvres empruntent ces aspects mal établis, en chantier ou potentiellement changeants et conjecturaux de nos réalités. Aspect esthétique donc, évident, qui nous préoccupait ce soir peu. Un artiste m’aura fait remarquer, s’appuyant sur sa pratique, que la texture brute des matériaux pauvres s’imposait pour lui comme un pendant à sa pratique assidue de l’écran, des croquis photoshop - qui sont déjà du bricolage. Petite pensée à la poésie concrète etc. Et s’il faut noter la part des bricoleurs qui le sont en réaction à toute une esthétique froide et technologique qui trouve aujourd’hui sa place en art, il y a ceux qui le sont aussi par besoin de ré-expérimenter ce rapport tactile et ancestral à la matière, aux petites techniques du « fait maison ». (Mais un monde s’ouvre ici encore et si nous devions emprunter toutes les portes, être encyclopédique et exhaustif, nous ne toucherions jamais le but de notre petite discussion digestive.) En outre, cette économie de moyen se justifie par la fréquente impossibilité de stocker les oeuvres et donc leur condamnation plus ou moins rapide au retour vers la benne. De sorte que la mise en oeuvre ne semble qu’un état de passage, un état « artefactuel » et momentané de ce qui semble devoir retourner à son état de vocation, de vacation. Il est vrai ici que ces oeuvres souvent ne sont plus vouées à la pérennité, à la postérité des grandes et immortelles phrases et sont au contraire conçues pour un lieu, un événement, comme des interventions ponctuelles. Dans cette conscience de la relativité et de la fluctuation de tout, ces bricolages précaires suivent le cours des choses. Et le célèbre film de Fischli et Weiss est à cet égard singulièrement parlant. Comme cette série de mise en équilibre dont les objets, on imagine, après la prise de vue retourneront à leur usage initial. Aussi des mises en scène de Joachim Mogara. Dans cette idée de l’oeuvre comme un moment spécial à vivre avec le corps et avec la tête nous pensions à l’historique lecture de Hugo Ball au cabaret Voltaire et incidemment comme elle se donne à nous par un extrait de son journal et une photographie noir et blanc et piquée. Mais sur cela nous rebondirons plus tard. Comme j’exposais la notion d’ « intellectuel prolétaroïde », devait s’ajouter à cette question des contraintes la perméabilité de l’oeuvre aux conditions de vie et à l’environnement tumultueux, relatif, passablement chaotique de celui qui l’a crée et qui aussi « bricole » pour joindre les deux bouts. Elle me donnait l’exemple d’un ami à elle dont les oeuvres, éminemment bricolées et nécessairement éphémères, étaient le plus souvent faites des éléments de construction ou de décors que l’artiste récupérait lors des petits boulots qu’il faisait. Dans le plus drôle des cas ses oeuvres n’étaient que le réassemblage fantasque des éléments d’une manifestation temporaire dont il avait été responsable du montage... et du démontage. Mais je me souviens qu’aux Beaux-arts, les locaux étant constamment loués à des défilés de mode, on se précipitait à chaque démontage pour récupérer dans les bennes des morceaux de toiles et des bouts de bois. Accessoirement près des cuisines, des restes du buffet ou une bonne bouteille qu’on aura soutirée. Une chose très présente dans les travaux de Tom Sachs par exemple est l’intégration du monde de l’atelier dans l’oeuvre. Il n’est pas rare en outre que des reconstitutions d’atelier prennent à l’occasion le statut d’installation. Et ce glissement de l’atelier en l’oeuvre, cette perméabilité, présente l’oeuvre comme un processus de mise en forme se détachant progressivement du chaos du studio, ou le déplaçant. Tandis que pour Stephane Lecomte l’exposition semble être la sortie des bricolages d’atelier pour leur organisation momentanée dans un lieu de visibilité, chez Chapuisat (en duo ou en solo) c’est l’atelier qui semble s’inviter et investir le lieu d’exposition, le travail étant réalisé sur place en manière d’appropriation. D’ailleurs je ne peux m’enlever de l’idée à la vue des oeuvres des frères Chapuisat qu’il s’agit de faire des lieux un cocon organique au sein duquel se lover. Et il y a la dedans comme une pulsion de retour à l’état de gestation. Pour y revenir, nul cynisme dans l’emploi de ces matériaux ou dans cette manière, nulle revendication plastique d’anoblissement du rebut, pas de thématique de recyclage, justifications déjà anciennes, simplement l’utilisation spontanée d’éléments quotidiens comme d’un vocabulaire naturel. Une façon d’aller au plus direct aussi. Et cela peut sembler évident que ces éléments du monde que nous vivons s’accordent sans question aux expressions que nous pouvons tenir sur lui.

Nous mettions de coté volontairement le nouveau réalisme, les cabanes de Ben, «ce quelque chose de politique qu’on dit avec des objets », selon son expression à elle. Et si le plus souvent encore, ces oeuvres sont vouées à des lieux qu’elles se proposent d’investir pour un temps déterminé, nous remarquions dans notre discussion comme assez souvent il ne s’agissait à proprement parler peu d’objets exposés, comme on dit « un objet d’art », non plus d’installation en ce que ce terme évoque déjà une oeuvre à peu près délimitée, plutôt d’environnements, de manières de faire d’un espace un lieu. Ces bricolages que nous évoquions avaient des manières de décoration en ce sens qu’ils étaient souvent des façons d’habiter, de meubler un espace, d’y faire advenir des rapports de vides et pleins, des jeux de signes, de matières et de couleurs. Chez Hirschorn, Klingelez, Honoré d’O et quelques autres, le bricolage se développe dans l’espace comme un envahissement, une contagion ou une colonisation. Que ce soit pour mettre en espace une pensée qui se ramifie comme au sein de l’atelier chaque tentative, un propos rhizomatique de pistes et dérives ou un réseau semblable à celui de la ville, l’oeuvre prend alors l’aspect vernaculaire de ces choses qui se construisent à l’usage ou par le geste, qui s’induisent plus qu’elles ne se prévoient. Je pensais alors au passage comme les installations de Nicole Cuglievan ou d’Arnaud Labelle-Rojoux ont pris le parti de la forme murale avec un "écaillement" progressif qui conquière l’espace depuis lui. Une sorte particulière de ce développement. Nous avons parlé ici aussi d’ornement, l’admettant au sein de l’art par la manière semblable qu’il semble avoir d’équiper un espace pour un faire un lieu, c’est-à-dire un territoire investi, et d’ainsi suggérer et peupler tout un imaginaire, des pistes de divagation. Art tout aussi nécessaire que l’art jugé plus haut en ce qu’il est essentiel à l’équilibre psychique. Sa négation : la torture blanche. Nous n’avons pas dérivé vers les notions connexes d’art in situ et d’art situé pour lesquelles nous aurions convoqué Buren et d’autres. Economie que n’aurait certainement pu faire un bouquin sérieux. Dans ce dispositif, la planche de bois inclinée sur un mur ou la pierre posée dans un coin sur un morceau de journal ne comptent pas tant en eux même comme éléments circonscrits et autonomes mais plutôt à la manière de touches et de matières dans un tableau qui, par les liens qu’elles entretiennent, tissent un ensemble équilibré, un petit monde. Nous en venions à considérer en outre comme, dans cet ordonnancement énigmatique de débris, d’emprunts, de collages et de signes, rien de très clair ne semble pouvoir ni vouloir s’énoncer. De fait, est revendiquée généralement une volonté d’équivoque, une liberté laissée à l’interprétation, un refus de toute parole dogmatique ou de tout énoncé autoritaire. On retrouve cette expression de « signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d’explication », la question du montage et l’aspect parfois « kaléidoscopique » du monde. Ainsi d’un environnement quelconque qui ne se propose que d’être et que nous extrapolons par nos échos intimes, nos résonances internes. On a pu y voir alors un lieu de ressource pour l’imaginaire, la création d’une étrangeté disponible, inspiratrice de réflexions, de sentiments. Une manière de paysage. C’est peut-être Valéry qui disait quelque part comme l’image la plus adéquate du chaos était un chaos elle-même et tout ça c’est un marais primordial éminemment fertile. Possible que cela rejoigne la revanche des émotions sur le concept dont parle Catherine Grenier. A la distance réflexive et conceptuelle on préfèrera l’expérience intuitive et concrète même si elle ne nous permet pas de dire des théories. La théorie sera affaire de critiques et de théoriciens. Je vois volontiers dans cette volonté polysémique, dans la relativité même de ces pièces éphémères et flottantes, mal établies en somme dans leur parole comme dans leur existence, comme un ré-enchantement du domaine de l’art, et par contagion, de notre rapport au monde (si ces deux choses ne sont pas une). Tout l’inverse de concepts acérés. Formes qui ne sont pas tant celles du récit que celles du rêve, ce quelque chose d’anarchique de l’activité « rêvante » qui met en connexion, comme le note J.B. Pontalis, des sensations et des traces, des fragments. Pour cela sans doute, à la fois volontairement mais plus vraisemblablement nécessairement et parfois inconsciemment, ces bricolages se montrent rétifs à toute forme, à toute signification. Un enchantement. L’informe ? A un moment on a parlé de briques que l’on aurait d’abord ajoutées positivement comme on dit ajouter sa pierre à l’édifice sinon que cet art du bricolage passager se refuserait à cette prétendue progression en laquelle il ne croirait plus, qu’au contraire il adopterait le caractère transitoire d’un monde qui succède à un autre et passe à son tour. Qu’en quelque sorte, ces bricolages refuseraient le mythe des avant-gardes, de la surenchère ou de la rupture, acceptant l’absence de toute vérité en favorisant au contraire quelque chose comme un bavardage, ce lieu mobile de la conversation, de récréation. Disons-le : nous n’avons plus de certitudes, nous voulons (ou ne pouvons que) dire large. J’ai pensé que le bricolage était la revendication d’un entre deux, un état intermédiaire entre la forme, la mise en forme et l’informe. Ce que l’on est incapable de maîtriser ou d’informer totalement parce qu’on ne le veut ou ne le peut, parce que, quoi qu’il en soit, quelque chose résiste intimement à l’unicité, à l’univoque - en nous ou dans la manière qu’à le monde de se donner à nous. Quelque chose demeure indéterminé. Ces bordels à la fois précis et hirsutes seraient à la fois un état de deuil (d’un monde unitaire), un vestige, et un trop plein de vie, une vie trop vive, perçue avec trop d’empathie, de proximité. Le bricolé propose un espace ouvert à toute extrapolation. Est-ce par une impossibilité à énoncer soi-même avec précision ? Le résultat d’une indétermination ? Une impossibilité à choisir, une versatilité ? Le monde ne semble plus si clair ? l’a-t-il pourtant un jour été ? D’ailleurs ces considérations sur ce monde des assemblages dérivaient comme les plantes poussent en friche sur un terrain fécond. Des oeuvres bricolées donc, et éphémères, en quelque sorte vouées à une existence photographique, virtuelle, à ce témoignage partiel et partial, cette trace qui est une mise en scène aussi donc une extrapolation. L’image va au delà du visible. Et d’ailleurs, aborder l’oeuvre c’est toujours extrapoler. On admettra comme postulat de départ pour resituer notre réflexion par des cas plus précis et plus symptomatiques que l’oeuvre sera réalisée sur place avec quelques éléments trouvés non loin, qu’après l’exposition elle sera démontée et on ne stockera pas des planches trouvées à la poubelle, on en retrouvera au besoin à une autre occasion pour une réalisation future. Par contre on se focalisera sur les photos pour archives et dossiers, ce sera la manière qu’aura l’oeuvre de se donner à voir. Comme chaque ligne d’un CV est un élément du parcours, chaque oeuvre sera une balise, un jalon d’une dérive qui dessinera l’oeuvre d’un tel. Tout se passe apparemment comme si cette médiation était l’objet ultime de cette mise en oeuvre matérielle dont l’image alors, avec tout ce qu’elle comporte d’ouvert, ce qu’elle évoque, serait l’accomplissement mythologique. L’image qui ne contredit aucun possible mais au contraire les favorise, invite les extrapolations, redouble alors la vocation mythologique de ces oeuvres, c’est-à-dire à mon sens qu’elle met en perspective une approche mythique du monde. A ce niveau nous concluons à un mode d’observation et de réflexion visant à une exploitation spéculative du monde sensible en termes sensibles, regrettant de ne pas nous souvenir mieux des observations de Lévy Strauss. Il y aurait un passage du concept vers l’affect jusqu’au niveau tactile du rapport aux matériaux et cette manière d’assembler des objets, de créer des environnements abolirait la distance pour réintroduire, réinventer un potentiel critique affranchi des cadres ou dogmes idéologiques modernes : un mode empathique. Ce serait une manière élective, une façon d’appréhension de l’existence plus que de connaissance. Quand le bricolage intègre l’atelier ou le corps (chez Sachs ou Chapuisat) cela brouille la distance de l’artiste à son sujet, du sujet à l’objet. Qu’est-ce, le bricolage ? Le brie-collage ? Coller des bris de briques avec des débris de brie. Divagations que n’aurait pas reniées un certain Marcel Duchamp. C’était assez con à vrai dire ces échappées verbales de fin de soirée mais nous avions un peu parlé dans la discussion du sérieux qu’ont les enfants au jeu et qui s’apparentait à l’expérience concrète que nous avions tout deux de la pratique de l’art. Petit jeu qui eu le mérite par ailleurs de nous rappeler l’importance du collage ce qui semblait devoir nous ouvrir le champ de l’art entier, un périmètre trop vaste, la pensée n’était-elle pas fondamentalement une pratique constante du collage, tout ce qui se fait par ajout est collage, pas seulement ces poèmes surréalistes, ces montages photographiques, les collages cubistes, dadaïstes, pop, etc. Tout un chapitre encore. A propos du bricolage il faudrait aller aussi jusqu’au Caravage bricolant avec servantes, voisins et putains ses piéta magistrales. Toute la peinture. Vaste. Comme par jeu nous avons recensé ces artistes qui, à portée de main, pourraient peupler l’exposition imaginaire dont nous serions les commissaires. En vrac ou par rebonds : Picasso avec sa tête de taureau, Erwin Wurm et ses one minute sculptures, Richard Baquié et ses carcasses de taule, Marcel Duchamp, Marcel Broodthaers, le cirque de Calder, Thomas Hirschorn, les ruines de Sarah Tritz, Emilie Perotto, les frères Chapuisat, les sculptures de Daniel Dezeuze, Robert Filliou, Kurt Schwiters, Fischli et Weiss, leurs objets en équilibre comme l’enchaînement filmé du cour des choses, Isa Gensken, Jessica Stockholder en toute proximité, Honoré d’O, Jean-François Leroy, Bill Woodrow, Giorgio Andreotta Calo, Nelli David, Yann Eouzan, Nicole Cuglievan, Cyril Dietrich et toute la troupe de Düsseldorf, le manège de petit pierre mais nous éviterons l’art brut ou singulier, Paul Pouvreau, Pedro Cabrita Reis, John Bock, Beuys, Romain Pellas, les combines de Rauschenberg, des équilibres de Zorio et pas mal de choses de l’arte povera en général, Beaurin et Domercq, Sarah Sze, Martin Laborde, Malachi Farrell, Joachim Mogarra. J’ai dit qu’on avait oublié Kantor. C’était sans fin et nous avions sommeil.

J’ai rajouté plus tard :

Cette idée d’organisation affective et incommunicable du bricolage toucherait à la représentation de l’irreprésentable, un dessaisissement.

Les bricoleurs actuels n’ont pas démonté la réalité du monde, le monde tel qu’on se le représente, cela était déjà fait (l’aventure moderne), ils ont peut-être oeuvré pour, par une mélancolie active, faire de ce chantier le lieu d’un ré enchantement.

Valéry notait : l’état de la poésie correspond parfaitement à l’état général du monde, c’est-à-dire qu’il comprend toutes les espèces et toutes les contradictions. Tout peut se produire à la fois, et dans les mêmes têtes. Ces oeuvres bricolées témoignent alors d’un état du monde comme de l’état de notre façon de concevoir et dire le monde.

Cet art actuel, dont on remarquait comme il était le brassage de matériaux et de connotations, d’esthétiques et d’histoires, témoigne d’une interpénétration des époques et des écoles, fonctionne dans un « entremaillage », comme on dit en psychologie, anhistorique. Ces oeuvres faites de planches assemblées, d’objets assemblés ou mis en relation, c’est un montage d’éléments existants, cela correspond à cette façon que Nicolas Bourriaud a théorisée sous le titre de post production. Pas lu.

Je me rappelle comme Walter Benjamin disait comme la caméra dans le cinéma ne sert plus à la fabrication d’objets d’art mais ouvre la perception de ce qui advient dans une logique d’expérimentation et cela me semble juste aussi pour ces manières de bricolages environnementaux dont on parlait.

Ensuite j’extrapolais que le bricolage éphémère à quelque chose à voir avec la furtivité du monde réseau (Internet), avec la manière que l’on a d’appréhender la matérialité de ce qui nous entoure. Et si Yann me disait que ces matériaux employés pouvaient être réaction à la virtualité lumineuse et lisse de l’écran, la façon de composer un environnement sensible fait de connexions, de rebonds à la manière d’un hypertexte, recomposable et extensible m’évoque la physionomie du réseau.

L’impression que la subversion est toujours liée à une dépression, un affaissement des valeurs, une perte de foi, une perte, etc.

Peut être du à cette empathie, cette approche sensible et émotionnelle qui provoque une perte de la distance qui faisait jusqu’ici l’art, qui donnait au tumulte du monde et des pensées un cadre qui les énonçait.

J’ai pensé que la mélancolie était notre actuelle mystique, un dessaisissement au monde, une conscience acceptée de notre perdition ou quelque chose comme ça. Le bricolage comme l’image d’un monde disloqué, émietté, et la mélancolie comme cet état spécial de l’homme qui, comme l’homme de la Renaissance et du Baroque passant du monde fini aristotélicien à l’infini des plis s’en trouve à la fois aspiré de vertige et accablé ou angoissé par le vide ou les espaces infinis que sa pensée soudain creuse.

Raoul Dufy disait : il faut savoir abandonner la peinture que l’on voulait faire au profit de celle qui se fait quand on peint. Et on pourrait extrapoler qu’il faudrait abandonner l’art que l’on avait préconçu au profit de celui qui s’impose, tout aventureux. Abandonner la forme envisagée au profit de ce qui se décide comme ajustement bancal, intuitif et tâtonnant, incapable de certitude, difficultueux à être.




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