Les Frères Chapuisat en « Résidence Secondaire » à Vercorin

Estelle Dorsaz

Vercorin. Switzerland

27 August 2012

« Les cabanes correspondent au fonctionnement d’un esprit intellectuellement vigilant ; c’est un chantier en perpétuelle transformation, un assemblage qui peut être monté et remonté à tout moment » Gilles A. Tiberghien

Sous le nom « les Frères Chapuisat », projet devenu aujourd’hui une famille et presque un label, se cachent Gregory et Cyril, deux frères nés à Genève respectivement en 1972 et 1976. Survenue de façon spontanée, leur collaboration voit le jour en 2003, fruit heureux d’une envie de créer partagée et de circonstances coïncidentes de la vie. Dès les prémisses de leur art, ils adoptent un mode de vie nomade et sillonnent l’Europe dans leur bus au gré de leurs créations toujours in situ, arrêts ponctuels rythmant leur transhumance. Alors que depuis quelques années, Cyril devenu sédentaire est moins présent sur les projets, son grand frère, vivant toujours proche de ses créations, dirige les chantiers et sert de visage médiatique et charismatique à la fratrie.

Leur travail empli de spontanéité, d’impulsion et d’humanité est pétri de cette errance et d’une liberté farouche. Cabanes, parcours labyrinthiques, archi-sculptures graphiques et poétiques, les Frères Chapuisat explorent de façon ludique et onirique le monde de l’enfance et du voyage. Supports de toutes les expérimentations, leurs constructions originales et toujours inspirées du contexte, lancent de véritables défis techniques, humains et souvent même les deux. Invités à Vercorin pour la quatrième édition d’R&Art, les Frères Chapuisat installent leurs quartiers au centre du village, au-dessus d’un vieux chalet condamné à une démolition imminente. Dans ce lieu saturé de sens, ils décident de tenir un siège. Leur construction, comme un drôle de hérisson géant sur pilotis, recelant de cabanes, de tunnels, de surprises et de secrets, parasite le bâtiment déjà existant, créant un contraste détonant entre le bois sombre du chalet traditionnel et le sapin clair de la structure éclatée., Dès le vernissage, qui s’apparenterait à une pendaison de crémaillère, l’équipe, constituée de Grégory et de ses frères-assistants, habitent les cabanes tout en continuant de façonner et d’augmenter empiriquement la construction, prolongeant ainsi leur projet amorcé au CAN de Neuchâtel en 2010.

Observant Vercorin d’un œil neuf, les Frères Chapuisat se focalisent non pas sur le village-paysage comme toile de fond à la manière du Land Art mais plutôt sur le village-population, contexte humain qui possède son essence et ses dimensions propres. Ainsi, le village - ses maisons, ses habitants et sa vie - est réduit par métonymie au chalet sur lequel est basée leur installation. En ciblant cet habitat en sursis, plutôt que de contempler le village comme une carte postale, luxe et recul propres au visiteur, les Frères Chapuisat préfèrent l’éprouver de l’intérieur, à la manière de celui qui l’habite et lui donne vie. Si le projet s’ancre dans un site bien défini, le rayonnement, en revanche, est lui bien plus vaste, comme en témoignent les belles percées panoramiques qu’offrent à l’aventurier les fenêtres des cabanes. L’échelle humaine, quant à elle, primordiale dans le travail des frères, est ici rendue encore plus éloquente. En effet, il s’agit avant tout de rendre visite aux artistes dans leur maison, de faire l’expérience du lieu, physique et social en se faisant l’hôte d’un lieu de vie, d’échange et de convivialité. L’expérience visuelle, soutenue par la photographie, s’efface devant le relationnel. Plus tard, le souvenir rappellera ces moments éphémères, autant que le chalet voué à disparaître et leur offrira une certaine immortalité.

En faisant le siège d’un lieu en sursis au nom aussi évocateur que « la Résidence Secondaire », l’œuvre, au-delà d’une poésie humaine un peu fantasque, parle de liberté, de propriété et de responsabilité. Si on voulait voir dans cette création un symbole engagé d’opposition à la destruction d’un patrimoine, il faudrait avant tout évoquer une résistance culturelle au nom de l’art et de sa liberté. Effectivement, un projet mené avec autant de libertés est une opportunité rare dans le monde de l’art, opportunité dont profitent nos artistes. Construire une telle installation joyeusement chaotique n’aurait sans doute été possible nulle part ailleurs en raison de normes de sécurité parfois arbitraires. Ainsi, si l’excès de sécurité mène les artistes à l’auto-censure, la liberté que propose R&Art encourage la responsabilité et le respect de la construction qui s’apprivoise à l’image des alpinistes abordant les montagnes majestueuses découpant le ciel de Vercorin.

Plus que jamais, Vercorin offre aux Frères la possibilité de faire un art à leur image et ils le lui rendent bien. Suivant leurs instincts et leurs émotions, au contact d’un site choisi réciproquement, ils proposent une échelle du lieu subjective et personnelle - l’échelle Chapuisat en somme - explorant plusieurs aspects de ce site particulier et authentique. Si lors des éditions précédentes les artistes mettaient en valeur une perception plus visuelle de Vercorin, cette année, le visiteur est invité à voir le village autrement, à faire usage de tous ses sens, à s’impliquer physiquement, émotionnellement et socialement afin d’appréhender ce lieu comme une globalité qui s’explore, qui s’expérimente et qui se partage.




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