La sculpture au-delà du contrôle

Bex&Arts. Pascal Häusermann

Bex. Switzerland

11 June 2011

Haut de trois mètres, amorphe mais puissant, un objet est fixé au plafond de la galerie et pénètre à l’intérieur de l’espace. Le volume aux reflets métalliques, qui semble d’abord un corps étranger, se mêle étonnamment avec l’espace qui l’entoure. La surface est agitée, organique, rythmique; elle ne présente aucune trace de modelage comparable à ce que l’on connaît dans le domaine sculptural. Quelque chose est différent. (ill.1)

La surface de l’objet est grise, brute; semblable à un ovni, il remplit l’espace d’exposition dont il effleure le plafond et les parois. Cette sculpture archaïque, éclairée côté vitrine et séparée du reste de l’espace intérieur par un film plastique transparent, ressemble à une relique préhistorique que l’on aurait en même temps exposée et isolée afin de l’étudier. Au sol, un petit passage de forme triangulaire permet de pénétrer à l’intérieur de la sculpture à travers le film plastique. (ill.2)

Un gros bloc de béton brut est posé sur le gravier du chemin d’un parc. Les bords découpés laissent apparaître un conglomérat de cuivre, de bois, de métal, de charbon et de liège. Exposé aux intempéries, le bloc donne à la fois une impression de fragilité et d’opiniâtreté: les matériaux découpés commencent à rouiller, à s’effriter; le bois en décomposition dessine des traces colorées sur le béton. (ill.3)

Trois scénarios, trois travaux d’artistes contemporains. Leurs formes libres se regroupent autour de ce que l’on entend communément par «sculpture». Bien que cette notion, en tant que désignation d’un médium artistique, ne permette plus d’appréhender les productions qui résultent de la diversité des méthodes de travail et des conceptions artistiques contemporaines, le terme même semble synthétiser une idée pour laquelle il n’est pas facile de trouver un substitut.

LA NÉVRALGIE DE LA SCULPTURE

Chaque fois que nous utilisons aujourd’hui le mot «sculpture», nous nous retrouvons dans la situation délicate de devoir expliquer ce que l’on entend par ce terme. Depuis plus de quarante ans, cette notion fait l’objet de discussions que l’on ne rencontre dans aucun autre médium des arts plastiques. Dans leurs domaines respectifs, les notions de peinture ou de photographie ne sont pas soumises à un discours aussi enflammé et soutenu. Il semble que le pas dans la troisième dimension, l’espace, entraîne des problèmes inhérents que l’on ne peut pas simplement ignorer. L’une des questions fondamentales liées à la classification ou, si l’on veut, à la «territorialisation» de la sculpture, s’est posée à la fin des années soixante, lorsqu’il a fallu la distinguer par rapport à un nouveau médium qui faisait alors son apparition et qui impliquait, lui aussi, l’espace: l’installation. Comme l’a décrit Rosalind Krauss [1], la notion d’installation est devenue importante dans le contexte de mouvements comme le Land Art ou le Minimal Art, dont les œuvres, contrairement à la sculpture traditionnelle, établissaient un rapport à leur environnement. Ce rapport au lieu s’attache à l’espace public, et par conséquent à l’espace social et politique. Le texte de R. Krauss identifie un changement de paradigme en ce qui concerne l’appréhension de la sculpture, changement qui allait jouer un rôle majeur dans le dépassement de l’œuvre d’art autonome ou de la modernité classique.

À la suite de ce changement, le courant de la création sculpturale, qui avait continué à ignorer les questions soulevées par la critique du modernisme, s’est placé dans une position toujours plus anachronique, pour se retrouver aujourd’hui définitivement hors jeu. On peut considérer que la production artistique en Europe de l’ouest à partir du milieu des années quatre-vingt-dix, avec son désir néo-avant-gardiste et impulsif de lier l’art et la vie, a constitué l’une des conséquences tardives de cette évolution. Avec elle, la notion de sculpture a presque complètement disparu du discours sous-jacent aux orientations et aux pratiques curatoriales des Kunsthallen et des musées nouvellement créés. Au lieu de réagir au contexte architectural et spatial, des artistes tels que Rikrit Tiravanija ou Alicia Framis ont rompu avec la fonction classico-moderne de l’espace d’exposition pour en faire un lieu où l’on cuisine, où l’on se réunit et où l’on fête [2].

Si l’on considère la décennie qui vient de se terminer, il est manifeste que la sculpture connaît, depuis l’an 2000, un renouveau, peut-être en réaction à la méfiance dont les grands courants artistiques avaient fait preuve à son égard. Ce phénomène s’inscrit dans le cadre d’une prise de distance ironique plus ou moins marquée vis-à-vis des répertoires formels du moderne classique et du pop art. À la grande différence de la stratégie des positions postmodernes entre la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix – dont Jeff Koons est l’un des représentants exemplaires –, les artistes ne jouent plus avec différentes citations historiques ou avec la glorification, jadis encore provocante, de la culture populaire, mais présentent des monades, des formes qui ne renvoient qu’à elles-mêmes. Bon nombre d’œuvres contemporaines sont des jeux qui détournent avec virtuosité le caractère monumental de la sculpture, mais qui ont perdu leur mordant et leur ironie du fait de leurs multiples répétitions.

Les nouveaux travaux ne semblent lutter que de manière symptomatique contre ce que Rosalind Krauss critiquait en tant que point névralgique de la sculpture auto-référentielle. Ils tournent en dérision les formes précisément critiquées sans les changer fondamentalement, en affirmant qu’il s’agit de contrefaçons. La réalité physique de ces travaux se réduit à leur effet symbolique et confronte le spectateur avec un phénomène qu’il connaît bien à travers les mass media: le recyclage des images dans la lutte pour attirer l’attention du public. Ce n’est donc pas un hasard si ce sont précisément les sculptures «pratiquant la rupture» qui trouvent souvent le chemin des mass media, comme on l’a vu récemment avec le travail de Maurizio Cattelan intitulé L.O.V.E. [3]
.(ill.4)

DU «PANOPTISME» DU SCULPTEUR À LA SCULPTURE DE L’ESPACE CORPOREL

Pour tenter de concevoir une sculpture qui contrecarre la logique de l’effet symbolique, nous devons considérer de plus près le contexte de création, le processus d’élaboration et le donné spatial où la sculpture voit le jour. Par son organisation même, la situation de travail classique du sculpteur soulève le problème du mythe de la création, qui s’identifie dans la dissociation spatiale entre l’artiste et l’objet. Le sculpteur, ou plasticien, crée les conditions d’un contrôle optimal sur son œuvre: il peut se déplacer à sa guise autour d’elle et choisir librement la distance qu’il veut prendre par rapport à elle. Ce faisant, le sculpteur ne crée pas le rapport à l’espace en confrontant sa propre corporalité à la matière, mais il le compose par le biais d’un regard porté de l’extérieur, par un contrôle sur l’objet. Selon cette perspective du créateur, qui ne tient pas compte de la corporalité propre de l’artiste, le sculpteur se met en scène vis-à-vis du spectateur comme une sorte de main divine invisible. (ill.5)

Ce «panoptisme» du sculpteur fait naître la sculpture dans un espace abstrait que seul un mythe de création divine peut saisir. Dans cette optique, l’espace ne peut être appréhendé par une perception sensorielle concrète; la sculpture symbolique devient alors autonome vis-à-vis de l’espace.

C’est précisément en raison de cette autonomie spatiale que la sculpture risque une nouvelle fois de s’écarter du discours sociétal. Aujourd’hui, les sciences sociales abordent les problématiques du rapport entre l’espace et le corps sous un angle nouveau. Dans le contexte de la globalisation et de la circulation illimitée des données, des marchandises et des personnes, la perception de la distance et de l’espace est négligée au profit de la proximité et de la temporalité. En réaction à ce phénomène, on constate par exemple que plus l’espace politique national s’ouvre – nous pensons à l’espace Schengen –, plus le nombre de nouveaux territoires fermés sur eux-mêmes augmente au sein de cet espace élargi; c’est notamment le cas des gated communities, ces lotissements surveillés par des firmes de sécurité privées. Ces réactions conservatrices indiquent que l’on ne peut pas situer au même niveau l’ouverture de l’espace et sa disparition. C’est précisément parce que l’espace national de l’état ne correspond plus à l’espace social que l’idée d’un espace «conteneur», propre aux sciences sociales, devient obsolète. L’espace tel qu’il se développe aujourd’hui n’est plus politiquement contrôlé, mais socialement construit. Il n’est plus donné de manière absolue, mais doit être pensé en relation avec les gens qui y vivent [4].

DEDANS ET DEHORS

Cette confusion de localisation spatiale – entre intérieur et extérieur – amène certains artistes contemporains à passer de la spatialité de l’installation, ouverte, à des corps fermés, clos. La surface et la vie intérieures sont thématisées, une vie intérieure dont il n’est plus possible de faire l’expérience par le biais d’un regard distancé et extérieur. L’espace interne conditionne la surface et la sculpture devient un corps spatial. L’intérieur et l’extérieur, l’architecture et les habitants, ainsi que, par la suite, l’espace social et physique, ne peuvent jamais être considérés isolément. De manière analogue au discours sociologique, les artistes cherchent à se repositionner à travers leur œuvre; un processus de localisation qui n’aboutit pas à l’exclusion et à la marginalisation, mais qui, au contraire, sert d’orientation nécessaire pour marquer un espace individuel au sein de l’hyperespace postmoderne [5].

Cette motivation est visible dans le travail de l’artiste suisse Bob Gramsma. S’inspirant du Saut dans le vide d’Yves Klein, l’artiste, dans le travail intitulé a leap into Paradise, OI#10135, comprime l’espace vide, l’air, dans la matière. Au cours de l’élaboration de l’œuvre, il s’enfonce dans un conteneur rempli de neuf tonnes de terre glaise en utilisant ses mains, ses pieds et des outils pour extraire la matière dans la semi-obscurité, jusqu’à obtenir un espace défini par les mouvements de son corps. La sculpture, que le spectateur découvre ensuite dans l’espace d’exposition, consiste donc en un moulage de volume, à la fois sculpture et espace, créé de l’intérieur. Ses dessins tridimensionnels en étain sont obtenus par un processus identique: Gramsma les grave dans du plâtre, puis il les moule et les libère. (ill.6)

Dans leur travail intitulé Avant Post, les frères Chapuisat construisent également un corps intra-muséal où les limites entre sculpture, maison et organisme s’estompent. En apparence chaotique, la construction, qui monte jusqu’au plafond de l’espace d’exposition, forme un habitat posé sur des pilotis en bois. Les artistes vivent dans leur travail et continuent à le développer au fil de l’exposition. Dans le cas d’Avant Post, le musée devient une sorte d’enveloppe à l’intérieur de laquelle les visiteurs doivent trouver leur chemin, comme dans un labyrinthe complexe aux multiples couloirs. Depuis plusieurs années, la dissimulation et le retranchement constituent des éléments centraux de la démarche des artistes, qui s’accompagne d’une exploration approfondie de la forme extérieure de l’enveloppe. Dans les salles d’exposition et en plein air, ils réalisent des corps clos dont la monumentalité contraste avec le labyrinthe intérieur. (ill.7)

Forteresse, de Katja Schenker, traite aussi de l’antinomie entre condensation et dissolution dans l’objet artistique. Au cours d’une performance présentée lors du vernissage, l’artiste se tient debout à l’intérieur d’une tour hexagonale en terre glaise qu’elle a préalablement façonnée et qui forme une enveloppe autour de son corps. À travers ce matériau, elle tire un fil enroulé autour de la «forteresse» et fragmente sa consistance molle, jusqu’à ce que la construction s’effondre sur elle-même. Contrairement au travail de Gramsma, qui suit la méthode de la sculpture en enlevant de la matière, Schenker prépare son travail par addition de matière, dans le sens classique d’une œuvre sculpturale. Le façonnage initial de la tour n’est pas l’élément central du travail, mais l’interaction entre le corps de l’artiste et la sculpture est fondamental dans cette démarche. (ill.8)

LE CORPS, UNE ÉTAPE IDENTIFICATOIRE

Les approches artistiques décrites ci-dessus se fondent sur une relation étroite à l’objet et à sa vie intérieure, ainsi qu’à l’espace qui l’entoure. Chez Gramsma, l’espace est matérialisé dans le processus d’élaboration; dans le cas des frères Chapuisat, le spectateur fait l’expérience de la surface de la sculpture comme s’il s’agissait de sa propre enveloppe corporelle; le travail de Katja Schenker, quant à lui, met en scène l’objet comme un manteau physique, un cocon.
Outre le changement de perspective consistant à passer d’un regard de contrôle à un regard relationnel, ces travaux annulent le rapport d’autorité entre l’œuvre d’art, autrefois énigmatique, et le spectateur. L’expérience corporelle que ce dernier entretient avec l’œuvre lui ouvre un accès qui a été jusque-là trop souvent obstrué dans ce médium.

Sommes-nous à nouveau arrivés à l’idée de «sculpture dans le champ élargi», selon la formule de Rosalind Krauss? Assurément non. Ces sculptures rompent avec les notions et systèmes de réception conventionnels, rupture également essentielle pour le Land Art et l’art minimal. Les références à l’architecture et au paysage sont également évidentes dans ce changement paradigmatique; toutefois, ce qui les distingue et signe leur nouveauté, c’est le moment de confrontation corporelle et sensorielle de l’artiste avec l’espace et la matière. Dans cette confrontation, l’artiste s’identifie avec son milieu et transmet ensuite ce moment d’identification au spectateur. Cette insistance sur l’aspect corporel n’est pas un hasard. Alors que la culture des mass media montre exclusivement l’image et l’idée du corps, la sculpture, en tant que médium artistique, assume une importante responsabilité dans la confrontation réelle, matérielle et spatiale avec celui-ci.


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[1Rosalind E. Krauss, «Sculpture in the Expanded Field», October, 8, printemps 1979

[2Alicia Framis: Remix Buildings / Loneliness in the City, Migrosmuseum, Zurich, du 25 août au 21 octobre 2000, et Rikrit Tiravanija: Das soziale Kapital, Migrosmuseum, Zurich, du 22 août au 18 octobre 1998.

[3Voir à ce propos la nouvelle du 26.1.2011 (10H54) à l’adresse www.20min.ch/news/kreuz_und_quer/story/21581637

[4Markus Schroer, Räume, Orte, Grenzen, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2006.

[5Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, école nationale supérieure des Beaux-Arts, 2007.



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Original version DE / FR with illustrations

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