Concrétion

Territoires
Bex&Arts

Bex. Switerland

11 June – 25 September 2011

Un entrelacs volumineux de tiges s’avance derrière un vallon, comme une épaisse forêt, organique et animale. Suivant le mouvement du spectateur, l’œuvre se transmue; les droites ont tantôt l’air disposées et es pa cées avec régularité, parfois parallèles, tantôt distribuées de manière pleinement aléatoire et inattendue. Sur le modèle du rhizome et comme le suggère le titre, CONCRÉTION, la structure compositionnelle de l’œuvre semble indéfiniment ex tensible, prête à s’(auto)régénérer et à croître davantage à tout moment, en tout point. Le système est solidement organisé, au-delà des hiérarchies et des frontières. ce réseau architectural de racines se présente comme un intérieur corporel retourné, un squelette, ou encore une matrice sans peau; l’œuvre se développe ventre ouvert dans un espace perméable. elle progresse, à l’image de la démarche évolutive des artistes qui s’approprient le lieu d’exposition, l’habite, et travaillent in situ.

Le spectateur qui pénètre dans l’installation se heurte à la densité presque charnelle de la matière, visuellement pourtant aérienne. à l’instar des architectures très souvent labyrinthiques des frères Chapuisat, la confrontation avec CONCRÉTION révèle une dimension physique qui amène le spectateur à rencontrer, à défier ses limites et sa confiance en lui-même. Les barrières tombent alors, et l’œuvre apparaît sous les traits métaphoriques du rhizome deleuzien, comme un modèle idéologique et philosophique de liberté.

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(german version)

Ein mächtiges Dickicht aus Stangen erhebt sich wie ein Dichter, organischer und wilder Wald hinter einem kleinen Hügel. Mit den Bewegungen des Betrachters verändert sich das Werk jedoch. Die Anordnung der Stangen ist zum Teil äusserst regelmässig, zum Teil aber auch absolut zufällig und unerwartet. Die Kompositionsstruktur des Werks mit dem Titel CONCRÉTION, das dem Modell des Wurzelstocks folgt, lässt sich beliebig fortsetzen, sie kann sich selbst er neuern und jederzeit und überall weiterwachsen. Das System ist unabhängig von Hierarchien und Grenzen bestens organisiert. Das architektonische Wurzelwerk präsentiert sich wie ein nach aussen gekehrtes Körperinneres, ein Skelett oder eine endlose Matrix. Es entwickelt sich frei in einen durchlässigen Raum hinein. Die Arbeit der Künstler, die den Ausstellungsort in situ für sich in Anspruch nehmen, ihn bewohnen und bearbeiten, entwickelt sich vor Ort.

Der Zuschauer, der in die Installation ein dringt, realisiert, wie dicht, ja unmittelbar körperlich die optisch sehr leichte Materie ist. Wie die oft labyrinthartigen architektonischen Werke der frères Chapuisat konfrontiert auch CONCRÉTION mit einer physischen Dimension, die den Zuschauer dazu bringt, seine Grenzen und sein Selbstvertrauen wahrzunehmen und auszuloten. Die Schranken fallen und das Werk erscheint unter den metaphorischen Zügen des Rhizoms von Deleuze/Guattari wie ein ideologisches und philosophisches Freiheitsmodell.

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TERRITOIRES

Le concept de «territoires» est équivoque, il est usité tant en biologie, en architecture, qu’en politique ou en sociologie. A l’époque du capitalisme tardif et du marché mondialisé, les notions que recouvre ce terme sont floues, tout comme les frontières qui délimitent les différents domaines dans lesquels il s’applique; la politique se mêle à l’économie ou à la sociologie par exemple. Il en va de même dans les systèmes de la culture et de l’art au sein desquels la sectorisation est devenue problématique, voire surannée.

La notion de sculpture

Appliqué à la sculpture, le concept TERRITOIRES se rapporte notamment à la question des frontières entre les diverses formes artistiques, devenues floues et difficiles à délimiter. En effet, même si le recoupement entre le design et le domaine des beaux-arts reste explicite et repérable, la focalisation sur un médium spécifique au sein même des arts plastiques disparaît au profit du recours à la mixité des médias. Sculpture, vidéo, performance, peinture, photographie et installation s’allient ainsi dans des travaux pluridisciplinaires qui constituent des ensembles complexes. Aujourd’hui, le classement rigide des médias ne permet en effet plus d’apporter matière à la compréhension d’une œuvre. Néanmoins, dans le contexte d’une exposition en plein air, la sculpture demeure une catégorie inévitable et c’est dans cette optique que le comité d’organisation conserve le terme «sculpture» en sous-titre de l’exposition. Cette notion contient des thèmes qui lui sont inhérents, comme l’équilibre, les rapports de perspectives ou encore le lien entre corps et espace, mais ceux-ci ne sont pas obligatoirement matérialisés par le biais d’une sculpture dans le sens traditionnel du terme. Dans la «sculpture» d’aujourd’hui, ces thèmes peuvent également être traduits par d’autres médias et à travers des références au contexte politique, culturel et social, comme c’est le cas par exemple de l’art conceptuel. En convoquant aussi la contribution de stratégies esthétiques comme l’installation ou les arts performatifs, le commissariat de Bex & Arts appréhende la notion de sculpture au sens le plus large. En considérant que la «sculpture» regroupe différents médias, cette notion se situe à la limite de la définition d’un moyen d’expression artistique et elle devient elle-même un thème de réflexion. A ce propos, TERRITOIRES, à la fois titre et concept, se rapporte directement à l’exposition Bex & Arts: la Triennale de sculpture en plein air, fondée il y a une trentaine d’années, change pour la deuxième fois d’organisateur et emprunte ainsi un nouveau chemin. En thématisant les frontières de l’art et la notion de sculpture, elle remet en question son propre champ de travail.

TERRITOIRES, sites artistiques

Le concept TERRITOIRES permet d’ancrer les démarches et la réflexion dans le contexte précis de l’exposition. A ce sujet, le texte de Brian O’Doherty, Inside the White Cube, paru en 1976, situe l’innovation de l’art du XXème siècle dans la redéfinition constante des frontières de l’œuvre d’art, ainsi que dans l’élargissement de ses limites. Durant les années 60 et 70, on assiste à une évidente abolition des frontières entre les oeuvres et les espaces d’exposition tels que les galeries ou les musées. Dans le cas de Bex & Arts, le parc qui accueille les œuvres lors de l’exposition se profile alors comme un lieu particulier où la question des frontières est inévitablement présente. L’étymologie du mot «parc» est à cet égard significative: le terme latin «parrikus» définit un «espace clôturé». La propriété de Szilassy n’est ni un espace public, comme c’est le cas de Skulptur Projekte Münster ni un espace naturel «brut», comme à Môtiers par exemple. Il s’agit d’un parc construit en 1835 selon la tradition du jardin paysager anglais, et il tire sa particularité de sa situation au sein de la topographie préalpine vaudoise. Conçu dans l’idée romantique de s’adonner à la contemplation et à la rêverie, ce site est entouré de vignes escarpées et de chaînes montagneuses. La nature construite s’y confronte ainsi à la nature sauvage, marquant une limite claire entre l’une et l’autre. Cette confrontation fait écho aux jardins paysagers historiques du XVIIIème siècle, qui étaient symboles de libération vis-à-vis du joug de la Monarchie, mais aussi d’aspiration à la rencontre avec la nature sauvage.
TERRITOIRES fait donc allusion à la question de la délimitation dans différents domaines. Le concept aborde, d’une part, la problématique de l’œuvre détachée de son contexte dans la sculpture moderne; et d’autre part, il thématise la délimitation inévitable entre le parc de Szilassy et son environnement. L’exposition entend questionner ce rapport entre détachement et dialogue.

Le contexte du parc de Szilassy

Le parc de Szilassy a été projeté et construit en 1835 à l’endroit du lieu-dit Soressex par Elisabeth Hope, de nationalité anglaise. A ce titre, elle était imprégnée de la tradition des jardins paysagers à l’anglaise, dont l’idée et le concept se sont développés à l’époque des Lumières. Les Anglais ont révolutionné l’art des jardins au XVIIIème siècle, opposant au jardin rigide, géométrique de l’époque baroque l’asymétrie, le sauvage, ainsi qu’une nouvelle compréhension de la nature. Selon cette tradition, Elisabeth Hope a ainsi conçu, à l’intérieur du parc, des chemins prévus pour une promenade comprenant des «tableaux», des points de vue finement choisis à partir desquels on pouvait contempler la nature environnante. Au moment où Lady Hope arrive à Bex, la Suisse et les Alpes constituent une destination privilégiée et prisée des «touristes» européens, anglais en particulier. Bien que les Alpes soient déjà courues dès le Moyen-Âge, elles font l’objet d’un attrait grandissant au cours du XVIIIème siècle et elles voient défiler un nombre de voyageurs croissant. Parmi ces derniers, les Anglais du «Grand Tour», notamment, participent de l’amplification du mouvement. Comme l’explique Claude Reichler dans La découverte des Alpes et la question du paysage (2002), «les Alpes, peu lointaines mais découvertes comme un monde nouveau (…), furent constituées comme un des espaces de projection destinés à recevoir et à préserver les représentations du monde que les sociétés avancées de l’âge des Lumières voyaient disparaître». Les Préalpes cristallisent ainsi une imagerie idéale et se profilent comme un lieu d’idylle, un «nouvel Eden». Au tournant du XIXème siècle, la recherche de sensations comme l’effusion du moi, la perte de soi ou le sentiment d’infini, directement liés au Romantisme, perpétuent cette fascination pour la moyenne montagne et la nature en général. Alors que dans les jardins paysagers anglais, les temples, les grottes et les ruines artificielles se rapportaient aux biens culturels antiques, les Alpes se présentaient comme un lieu de mythe (on pense par exemple à l’intérêt de Schiller pour le mythe de Guillaume Tell).

Le parc de Szilassy a été légué successivement à trois générations et il tient son nom du mari de la fille adoptive de Elisabeth Hope, le hongrois Jules de Szilassy. Marquée par de malheureux revers de fortune, l’histoire de la famille a engendré la mise en vente du parc dans le courant du XIXème siècle, puis son leg, en 1949, au canton de Vaud. Bénéficiaires d’un usufruit, les descendants de Jules de Szilassy ont continué à occuper le parc et à exploiter les champs, les jardins, les serres et les ruches jusqu’en 1969 à la mort de Juliane de Szilassy, dernière héritière de la famille. Depuis ce moment-là, l’État de Vaud est propriétaire du domaine, et c’est en 1981 que l’exposition Bex & Arts y a lieu pour la première fois, occupant dans un premier temps le terrain de manière partielle.

Le parc de Szilassy a été conçu dans le but de susciter des impressions nouvelles et d’ouvrir l’esprit du promeneur. Aujourd’hui, ce site reste fort de sa localisation et empreint de sa fonction première, offrant un terrain de réflexion privilégié autour des notions de délimitation, d’ouverture, d’autonomie et de synergie. En tant qu’espace défini, il interroge le sens des frontières entre des territoires (esthétiques) fluctuants, que ce soit dans le domaine de l’art ou dans notre société. Le caractère autonome de ce parc paysager l’érige en un contexte dont on ne peut faire abstraction. Les artistes sont ainsi invités à le mettre au premier plan, à dialoguer, voire à lutter, avec ce cadre d’exposition atypique. Bien que les passages, les petites forêts et les points de vue d’origine ne soient plus totalement visibles, la nature y reste tracée comme un paysage, comme une nature imaginée, prête à se confronter aux interventions artistiques.

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